A Angeline et Jean-Louis
Certains esprits myopes et chagrins se complaisent à voir dans mes portfolios une floraison de tuyaux. A les croire, cet appendice urbain serait devenu un motif emblématique et récurrent de ma pratique, une signature infâme, un reflexe abject, et mes portfolios se résumeraient en une sorte de vaste catalogue de plomberie, en un étalage indécent de robinetterie géante qui peuplerait le ciel déjà bien lourd de nos cités. J’ose à peine imaginer de qu’elle obsession honteuse on doit m’affubler dans les repas de famille ou dans les cocktails de la bonne société, d’un air entendu et navré.
Il va sans dire que je proteste vigoureusement contre cette reductio ad tuyautum de mes travaux. Cependant, j’avoue que l’irruption dans mes images d’un tuyau qui, subrepticement, jaillit au-dessus d’un canal ou d’une rue, s’échappant de nulle part pour disparaitre on ne sait où, ou qui s’agrippe aux murs tel un lierre mécanique d’un genre nouveau, n ‘est pas pour me déplaire, et même m’intrigue.
Le tuyau m’intrigue d’abord parce qu’il est rare dans mon pays. Je n'ai pas peur de le dire, la France est sous-développée du tuyau, visuellement s’entend. Nous sommes indiscutablement à l'avant-garde pour ce qui est des ronds-points, à un degré tel que le pays entier semble souvent tourner en rond, nous n’avons pas trop à rougir de nos autoroutes, même si nos échangeurs font un peu maigrichons à l'aune des Chinois ou des Américains; mais pour ce qui est des tuyaux de ville, nous sommes carrément dépassés, hors du coup, relégués en division inferieure. Bien sur, il y a bien quelques zones industrielles ou chimiques d’envergure, à Feyzins, ou au Havre, qui font illusion, elles valent le détour, elles relèvent le gant; mais le tuyau de ville dont nous parlons se fait désormais bien rare. A bien y réfléchir, je ne me souviens pas en avoir rencontré avec la même fréquence que dans les villes de Chine, ou encore d’Europe de l’est à une certaine époque, et bien évidemment à Shanghai. Hélas, à observer le développement de cette ville, et à voir la rapidité avec laquelle le paysage s’occidentalise et se standardise, je crains que le tuyau n’en vienne à disparaitre rapidement; aussi, me parait-il important de documenter photographiquement cette espèce, avant qu’elle ne débarrasse le pavé et ne soit engloutie dans la bienséance de nos paysages urbains.
Il existe deux familles principales de tuyaux dignes d’intérêt: Les tuyaux d’usine, et les tuyaux de ville, (qui eux-mêmes regroupent les tuyaux d’eau, qui passent par dessus les canaux, les tuyaux de rue, qui passent par dessus les rues, et les tuyaux de mur, qui montent aux murs). Je parle bien entendu des vrais tuyaux, non pas des conduits, des câbles, ni des petits tuyautins de plomberie domestique qui parasitent les murs et infestent les arrière-cours. Il faut que le tuyau ait une dimension respectable, qu’il en impose un peu, qu’il soit adulte, j’oserai dire qu’il soit viril, qu’il paraisse véhiculer à lui seul la quintessence de la vapeur ou de la chimie moderne.
Le tuyau d’usine, pour commencer par lui, finit par m’ennuyer. Bien sur je ne le renie pas, je l’ai souvent photographié, et il m’arrive encore d’être fasciné par la dynamique ou par la construction géométrique qu’il peut offrir, comme par exemple récemment à Minhang sur la Longwu Lu; mais à la longue, je finis par le trouver vulgaire. Il ne se complait qu’avec ses congénères, dans un Kâma-Sûtra visuel souvent complexe, capharnaüm de courbes obscènes où finalement on perd le sens de l’essentiel; il se fourvoie dans un enchevêtrement tubulaire d’un rococo industriel des plus éculés.
Je lui préfère le tuyau de ville. Comme son cousin d’usine, ce dernier se doit d’être en métal. D‘un acier lourd ou en alu, rouillé ou coloré, c’est d’ailleurs en cela qu’on le distingue de la canalisation, qui de nos jours prolifère mais ne ce conçoit qu’en pauvre béton. Les canalisations sont comme les taupes, elles apparaissent soudain au grand jour, mais temporairement, à l’occasion de travaux; elles sont à l’abandon, livrées a elles-mêmes, paressent ou agonisent souvent la gueule béante sur un trottoir défoncé, ou dans un chantier boueux, avant de disparaitre pour longtemps, ensevelies, oubliées.
Physiquement, certains tuyaux de ville sont charnus et rebondis, voire même ventripotents; surement en Chine évoquent-ils ces Bouddhas joyeux et ventrus, symboles de prospérité. Bien sur, dans les zones résidentielles ou plus modernes comme à Pudong, ils sont choyés, lustrés, pomponnés, régulièrement revêtus de peintures vives et vernies du plus bel effet; on les sent un peu vaniteux et condescendants, parfois précieux, ils font les fiers, “ils se la pétent”; ils s’intègrent même dans le décor...
Moi, j’ai une préférence pour le tuyau un peu décharné, dégingandé, torturé, sinueux, cabossé par la vie. Patiné ou ferraille de rouille, parfois il fume, grogne, râle et exhale une vapeur incongrue. Il erre dans le paysage, un peu comme moi, en solitaire, il enjambe les canaux et les ruelles, les champs ou les terrains vagues sans chemins, perdant son midi quotidien dans le dédale de la ville, revenant parfois en arrière, souvent projeté vers l’inconnu. Quel sentier l’amène, quelle amitié le guide? C’est un anarchiste du paysage visuel, un nihiliste impénitent qui n’a rien à y faire et ne fait qu’y passer, il balafre la ville, indifférent. Parfois, il grimpe aux murs, ignore les portes et contourne les fenêtres, il s’incruste sur la façade en rat d’hôtel impromptu, pour dérober quelque fragment de vie.
Ma plus belle rencontre fut, sans l’ombre d’un doute, celui du tuyau qui longeait ce bras de la Suzhou Creek pendant une longue période de travaux. Palé d’or, de gueule ou de sable, il ennoblissait cette belle cimenterie fantomatique qui envoyait ses volutes blanches nettoyer le cafard du ciel. Un vieux plombier taôiste m’assure que ceux de son espèce ont désormais disparus.
En fait, on ne sait pas bien ce que fait le tuyau, à quoi il occupe ses journées, ni même ce qu’il transporte. De l’eau, de la vapeur, des produits chimiques? Je soupçonne fortement la plupart des tuyaux de ne rien transporter du tout, si ce n’est leur ennui de la ville actuelle, la rouille de leurs années perdues, et surtout, la mémoire d’un paysage-temps déjà disparu.
On sait très peu de choses des mœurs et de la reproduction du tuyau. On a déjà du mal à distinguer un tuyau male d’un tuyau femelle; Un éminent spécialiste du sujet hasarde l'hypothèse fort séduisante, mais encore fragile, que le tuyau serait hermaphrodite, comme l’escargot. Certes, ne mêlant sa présence ni parmi les hommes, ni parmi les femmes, souvent assoupi sur le gazon, il a pris la solitude pour compagne et, inquiet, tournant les yeux aux quatre points de l’horizon, il lui arrive de faire de la main un adieu brusque, et de disparaitre dans la foret. Mais ce ne sont que conjectures…
Souvent en marchant seul au fin fond de Minhang, il m'arrive de me demander à quoi le tuyau pense, s’il rêve, s’il rit, tant il semble concentré sur son passage, impassible, sévère et laborieux, en attente, aux aguets.
Il y a quelques années encore, un vieil homme, qui avait appris son métier au temps des compagnies anglaises, arpentait la ville, toujours de nuit, non loin de la Suzhou He. Dans le silence du sommeil des hommes, armé d’un bâton de bois souple dont il cadençait le sol régulièrement pour mieux en saisir les vibrations, il s’assurait de la parfaite tenue de ses tuyaux, à l’oreille et au toucher, par osmose, comme ces anciens mécanos qui frappaient les horloges d’acier au flanc des locomotives pour en traquer les fêlures, rien qu’au son. Comme lui, je suis convaincu que le tuyau a une âme, qu’il est une âme. Je sais dans ses boucles un serpent du Midgard qui enserre les rêves et les peurs la ville. Dans ses plongées subites, dans ses surgissements imprévus, il traque celui qui s’aventure, et lui fait signe, prophète provocateur d’un destin urbain jamais vérifié, encore à écrire. Fidèle jumeau du loup, Il attend patiemment la voie du vautour, prêt pour son ultime combat paysager.
Et vous le savez-vous vraiment?
JP Gauvrit
Shanghai - Mars 2013